François Varay

François Varay

Un Gosse Joue par François Varay, Prix Icare 2000

Un gosse joue. Avec un ballon. Dans un petit square. Très petit le square. Au milieu d’un carrefour. Ou presque. Aux abords de quatre rues que c’est toujours l’autoroute là-dessus, comme celles qu’on prenait quand papa avait une voiture. Il aimait pas qu’on dise qu’elle était vieille, sa voiture. 

Elle démarrait mal, on était secoué, mais on prenait l’Autoroute. C’était du temps de maman. C’était quand papa travaillait. C’était pas quand je jouais dans un square à sept heures du matin, en attendant que papa m’emmène à l’école.

Extrait

L’école c’est à huit heures. Le temps d’y aller, ça fait encore trois quarts d’heure dans ce square qui sent mauvais. Et la montre, c’est une Swatch. Elle est jolie, c’est pour ça que je l’ai piquée, mais on lit pas bien l’heure dessus. Je commence à en avoir pas mal, des montres. La plus belle, celle que j’ai mise pour impressionner Elodie, le jour de mes huit ans, c’est une Seiko tout en or. Je dis toujours que je la garderais jusqu’à ma mort, mais je sais bien que ça fait une provision si un jour j’ai besoin de thunes. 

Surtout que Papa il va pas bien. Je le sais, moi. J’ai pas besoin qu’on me fourre son bulletin médical sous les yeux, il a maigri, il a les yeux tout creux, et puis de toutes façons des creux il en a partout sur lui. Il évite que je le vois à poil, il dit qu’on voit pas son père à poil passé un certain âge, mais moi je sais que c’est parce qu’il a des gros boutons. Un vrai arc-en-ciel.

Ce qui est mauvais signe, c’est qu’il m’a pas encore parlé. Quand il a quelque chose d’important à dire, papa, il se met à califourchon sur la vieille chaise en rotin éventrée, il me fait asseoir en face dans la même position sur le diabolo crasseux de la cuisine, et il me regarde dans les yeux. Il a des yeux bleus très purs, moi j’aime bien ses yeux. Dommage que ça soit des trous tout autour, maintenant et que le blanc n’est plus très blanc. Plutôt jaune genre ce qui reste dans le filtre d’une cigarette. Je sais, j’ai déjà fumé. Mais bon, j’aime pas trop, j’ai la tête qui me tourne après, comme quand le prof de gym nous fait faire des pirouettes aux anneaux.

Un gosse ne joue plus. Il s’est assis sur un banc, a calé son ballon sous son pied, qu’on essaye pas de lui faucher, hein ? L’autre jour il y a la bande de petits blacks juniors, des apprentis crackers ceux-là, qui ont essayé de me le piquer. Et le cartable avec, des fois qu’il y aurait des choses à revendre. Mon pauvre, tous les bouquins sont de la bibliothèque, et mes stylos c’est des bic de quatre sous. Tiens, ce que je suis en train de réviser en ce moment, c’est de l’arithmétique. Une de mes trois matières fétiches avec la trigonométrie et le Français. Je suis en avance. Papa il est fier de moi. Il dit que c’est parce que c’est lui qui m’a emmené tous les matins à l’école depuis le début. Même du temps où maman était avec nous. Ça fait trois ans déjà. Je me souviens bien d’elle. Je l’aimais bien, maman. 

Tiens, c’est quoi cette camionnette qui m’empêche de voir l’entrée de mon immeuble. Marrant, les trois premiers chiffres sont exactement le triple du numéro du département. Probabilité ? Hmmm. Et avec les trois lettres, on peut faire ANE, ou ENA. Et les ânes, par définition, ils ne vont pas à l’ENA. Il y en a dans ma classe, hou là là. Avec la plupart, je m’entends bien, car ce sont des chics types et des chics filles, et j’aime bien leur donner un petit coup de main dans les matières où je suis fort. Mais les autres, moi je crois qu’il y en a qui pourraient être intelligents, mais qui font exprès d’être demeurés.

 
Et encore un métro aérien. Moi j’aime bien le regarder, parce qu’en le voyant, on sait quelle heure de la journée il est. A la tête des gens. Si il y a du monde ou pas. Si c’est plutôt black ou blanc. Ou Pakistanais. Il y en a deux dans ma classe. Eux, leur truc, c’est les maths. On s’entend bien. 

Ça commence à s’animer. Il doit pas être loin de la demie. Tiens voilà le grand Noir qui descend du métro. Lui, il doit travailler dans un endroit où il faut être habillé la nuit. Parce qu’il est toujours en complet noir avec une chemise blanche. On s’est parlé, déjà, et ma foi, je trouve qu’il parle bien le français. Bon. C’est le premier ce matin. Il va attendre devant le porche de mon immeuble et marcher dans un sens puis dans l’autre en faisant le guet. Il ressemble à mon prof de Français, d’ailleurs, en plus grand. Sauf que mon prof de Français, il dit tout le temps “vous me faites chier”, et il tape sur la table. Mais mon prof de français sans ça, il est pas mal, et lui, c’est pas un cracker. C’est Mus qui m’a expliqué que les crackers c’étaient des gens qui fumaient une poudre dans une pipe à pastis, et que ça leur faisait tellement du bien qu’ils en reprenaient tout le temps. Mus, il a quatorze ans, c’est le plus vieux, moi j’ai dix ans et demi, je suis le plus jeune.

 
Je suis un des seuls enfants qui se fait encore accompagner. Au début, les autres me narguaient. Mais, moi je suis fier de mon papa. Et puis tout le monde n’a pas un papa qui a le sida. Respecté, je suis. Et c’est utile, parce que sans ça Mus ne m’aurait jamais adressé la parole. Et comme je peux pas trop compter sur les autres pour parler de zizis et de chattes. Mus au moins, avec les revues, il explique bien. Et moi, en échange, je lui donne les résultats en maths. J’aurais préféré lui expliquer un peu, comme lui il fait avec le sexe, mais il n’y a rien à faire, il veut pas. Il n’y a que les résultats qui l’intéressent.

 
Tiens, justement voilà la fille. C’est Mus qui m’a dit ce qu’elle faisait. Zut, il pleut, elle a un imperméable, je verrais pas ses jambes. J’aime bien voir ses jambes. Papa une fois il m’a dit que si les putes faisaient des choses avec leurs jambes, elle ferait une fortune. Puis il m’a regardé avec ses yeux bleus, et il a haussé les épaules en souriant. Je m’en souviens. C’est là que j’ai demandé à Mus ce que c’était qu’une pute. Ça me tente pas trop parce que si beaucoup d’hommes sont passés dessus, ça doit sentir mauvais. Et puis j’aime pas si il y a de l’argent. 

Ah ! Voilà le dernier. Le Noir voûté toujours en kaki. Il a une drôle de démarche, celui-là, on dirait qu’il essaie de patiner, mais qu’il a pas les patins. Il est comme Papa, il a presque plus de dents devant, mais lui il a des cheveux. Papa, il lui en reste quelques touffes, toutes grises. Comme Maman, avant qu’elle soit morte. Sida aussi. Pauvre Maman. Elle aurait fait une jolie danseuse, si elle avait eu le temps. Mais bon, On l’a rappelée. Voilà. Chaque fois que je vois ce type, c’est-à-dire tous les matins à 7h30, je pense à la mort.

 
Un gosse s’est remis à jouer avec son ballon, en le faisant passer derrière lui, et en le rattrapant par devant avant de l’envoyer sur sa tête. Et ainsi de suite, avant que les deux hommes noirs et la femme ne redescendent. Le père s’est péniblement levé de son fauteuil pour abaisser le volet roulant. Il ne va pas voir son fils jouer pendant quelques minutes. Ça va lui manquer. Il aime bien voir son rejeton mimer Rosario ou se plonger dans ses bouquins pendant qu’il peut encore, avec le peu de forces qui lui restent. Les autres, après sa dose du matin et celle du soir, il les consacre à emmener son fils à l’école, et à l’en chercher. 

Ah! Le métro conduit par la femme blonde. Il est trente-cinq. Ça y est le Noir en chemise et la femme sont redescendus. Et le Noir en treillis remonte le store. Tiens, mais pourquoi papa me fait des grands signes ? Et pourquoi il fume sa pipe au balcon sur la vieille chaise éventrée, avec l’autre, là, qui le tient aux épaules ?

Et pourquoi il en a pris une si grande bouffée d’un coup ? 

Et pourquoi le store se referme maintenant? 

Un gosse reste immobile, son ballon sous le pied, son cartable au dos, et un monsieur noir en treillis kaki lui dit : “Viens “. Et le gosse le suit. Il a compris. Le Noir lui prend la main pour traverser, et lui dit: 

 – Tu n’as plus de Papa. Il en pouvait plus, tu sais. C’est mieux comme ça.    

Puis, plus tard: 

– Tu finis à quelle heure ? 

– Cinq heures, Monsieur. 

– Bon.

Je viendrais te chercher. Et comme ça jusqu’à ton concours. Tu sais, ton papa il m’a demandé de bien m’occuper de toi, et je l’aimais bien ton papa, le pauvre homme.

– C’est pas un concours, c’est un examen. 

– Ah, le truc pour les surdoués. Oui, il m’a expliqué.

– Pas surdoués. Enfants de maturité ou d’habileté élevées.

Et encore un peu plus tard: 

– Monsieur. 

– Oui.

– J’aimerais bien qu’on prie. 

Un gosse se tient droit, face au soleil qui se lève, dans le vacarme du métro aérien qui passe au-dessus de leur tête. Il fait un signe de croix, demande qu’On fasse une bonne place au Paradis pour son Papa, qui a fait plus de choses bien que de choses mal dans sa vie, et récite un Notre-Père. A ses côtés, un homme noir en treillis s’est agenouillé dans une direction calculée, et pose son front sur le goudron pisseux.

Info

Auteur : François Varay

Date : 2000

Prix : Icare