François Varay

François Varay

Trente ans et deux jours

Trente ans et deux jours. Camille vérifia la date du jour et la compara avec celle du ticket qu’elle tenait entre les mains. Elle avait extirpé le papier verdâtre de son volumineux et antique sac de golf, qui agonisait depuis des lustres sous sa cheminée, caché derrière des bûches qu’elle ne voulait même pas utiliser. Le green-fee indiquait Golf du Touquet, Parcours de la Mer, et un timbre à date avait figé le temps au 21 juin 1989. Ce jour-là, elle avait quitté le club, seule. Ce jour-là, elle avait renoncé à ce sport maudit. Plus rien ne l’intéressait. Et surtout pas le golf.

Trente ans et deux jours. C’était le temps qui s’était écoulé depuis qu’elle avait pour la dernière fois ouvert la fermeture éclair de ce sac, cette poche où logeait son gant, moisi aujourd’hui, ses tees, et la Titleist 4 qu’elle jouait le jour du drame. Comment oublier, comment pardonner au destin ? 

Elle et son fiancé Alain se faisaient une joie de disputer cette compétition au Touquet. On était en juin. Les Ecossais disent que le golf se joue par tous les temps, y compris par beau temps. Mais cette chaude journée de juin n’était pas une journée propice au golf. Camille terminait son parcours, abordant le 18 avec la certitude de la victoire. Elle gagnait souvent. Lui parfois. Ils s’aimaient, ils aimaient le golf. C’est au club qu’ils s’étaient rencontrés, et avaient communément admis que le golf était l’école de la vie. Des moments difficiles, des déceptions, des frustrations, mais un seul bon coup vous redonnait le sourire. Avec le golf, ils savaient tous deux qu’ils étaient armés pour tout affronter, tout réussir, que rien ne les arrêterait.

Ce jour de juin au Touquet, Camille vit le ciel s’obscurcit brutalement, le sable voler sous le coup d’un vent inattendu. Plus qu’un trou à jouer, elle souriait, elle se sentait tellement puissante que ce n’était pas un grain, même violent, qui allait la déstabiliser. Le ciel, devenu noir d’encre, en décida autrement et se zébra d’éclairs bleutés. Le tonnerre fut assourdissant. Elle fut désemparée, mais, sage, se souvint qu’on a l’obligation de s’arrêter de jouer sous l’orage, et de se protéger, en courant loin de tout arbre et en abandonnant ses clubs. D’ailleurs la voiturette du comité remontait trou après trou pour enjoindre les golfeurs de s’arrêter. Sous des trombes d’eau, elle vit encore des éclairs bleutés, longs et sauvages comme l’été. C’était puissant, c’était beau. Elle avait rejoint le club-house depuis un quart d’heure lorsqu’à travers les fenêtres, elle vit une autre lumière, intrigante, clignotante, bleutée elle aussi qui se reflétait sur les boiseries très anglaises du club-house. Puis des flashes oranges. Des cris, de la stupeur envahissaient le bar, comme si l’orage avait pénétré la salle. Les coupes qui attendaient sur une nappe blanche semblaient se moquer de l’effroi ambiant. Camille reverrait toujours sa Capitaine des Jeux venir vers elle, la prendre dans ses bras, rester un long moment en silence avant de lui dire qu’Alain avait été foudroyé.

Depuis elle avait tout essayé. D’abord de faire face, de travailler, et même une fois de tenter de rejouer. Mais le muscle le plus important pour le golfeur est le cœur, et le cœur n’y était plus. Alors elle avait essayé l’alcool, puis la dépression. Elle s’était ensuite adonnée à la psychothérapie, aux antidépresseurs, au valium. Tout y était passé, la destruction de sa vie était une chose qu’elle contemplait, sans tenter de chercher ni à la comprendre ni à l’endiguer. 

Elle avait tout essayé. Tout, sauf se remettre au golf. A la faveur d’un nettoyage de sa cheminée elle avait retrouvé ce gros sac de golf blanc, planqué sous les bûches, maintenant grisâtre, qui avait été le compagnon de sa vie. Alors elle avait osé l’ouvrir, poche après poche. Elle avait retrouvé ses fers en acier, ses bois en persimon, son archaïque putter qu’elle n’avait jamais voulu changer. Et ce dernier ticket de green-fee dont l’encre n’avait même pas voulu pâlir.

Trente ans et deux jours. Est-ce assez pour guérir ? Peut-on recommencer là où la vie s’est arrêtée ? Et si la vengeance sur le destin lui redonnait la force de swinguer ? Et si rejouer était la meilleure façon d’honorer Alain ? Et si, à travers ce bout de papier donnant le droit de jouer, c’était lui, Alain, qui lui disait : Fais-le en mémoire de moi ! Rejoue ! Prends ton fer 7, ta balle et just swing it !

Et si elle troquait ses cachets contre quelques balles de practice ? 

Au club, on lui dit qu’on ne la retrouvait pas dans les classements. Forcément, rétorqua-t-elle, les ordinateurs n’existaient pas quand j’ai arrêté. C’était quand ? Il y a trente ans et deux jours. Vous devez passer une carte verte. Une quoi ?  Elle montra le ticket. Bon, elle pourrait jouer. Son nouvel index serait 54. Ah bon, on dit index maintenant ? Plus handicap ? Et c’est 54 ? Plus 28 pour les femmes et 24 pour les hommes ? Elle s’acharna. Semaine après semaine, elle gagna en sagesse ce qu’elle avait perdu en puissance. Bien sûr, la rotation de son corps n’était pas parfaite. Mais elle se souvenait de ce que disait toujours Alain : Le Golf est un sport de lancer. Alors, elle lança. D’abord beaucoup trop fort, puis avec plus de timing.  Le rythme, la précision, et enfin, de façon presque surprenante, le plaisir devinrent ses nouvelles armes. Le putting, les approches, tout revenait.  Elle s’inscrivit au championnat du club. La météo était épouvantable : une tempête, des rafales à 120 km/h, une pluie battante, les fairways de ce links argileux furent vite inondés. Ses partenaires voulaient abandonner. Elle leur rétorqua sèchement qu’au golf on n’abandonne jamais, sauf sous l’orage. Elle jouait mal, très mal, elle était trempée. Elle ne voyait rien, mais elle était heureuse. Elle finit dernière. La plupart avaient abandonné. Elle leva les bras au ciel. Elle avait gagné contre elle-même.

Ce fut sa plus belle victoire.