François Varay

François Varay

Étrangination

La fille olive

Là était l’Orient, un certain flegme, une manière douce d’apprivoiser la rue, la vie. Et, par habitude, ils ne sentaient plus ce que je sentais, l’odeur du jour qui se couche, la cannelle, le poulet, les herbes communes. Ils oubliaient le chaud sous le porche d’une mosquée. Ils attendaient, sages marchands calmes. Tout pendait, la rue était à tous, on était chez soi, donc.

L’étrangère avançait, son regard se posait à droite, à gauche.

Devant, le souk s’assombrissait, et la confondait avec les olives. Derrière, le jour encore bleu se reflétait sur les dalles limpides d’être piétinées. L’entrée du marché aux épices était la porte d’un four.

Elle avançait, sans ralentir. Elle avançait toujours, que l’on sollicitait pour un peu de change, un sac, un tapis, un bijou. Elle accepta une olive, de sa couleur, un peu dorée pour égayer le mat, sans mot dire, en hochant la tête. Elle mit le noyau dans la poche de son short, remercia en arabe. Elle donna un peu de fraîcheur à ses cheveux, les laissant s’embaumer des senteurs moites.

Elle avançait, je la suivais, je ne savais pas où me cacher, Simi était mort.

A sa manière de se diriger dans les ruelles couvertes, elle connaissait.

Elle sonna chez le vieux, et attendit.

J’étais planté à côté du boulanger, raide, scrutant l’uniforme, le mouchard.

Elle entra prestement, c’était la seconde fois qu’elle allait chez le vieux, les saluts étaient courts.

Le vieux me jeta un œil bienveillant, et me proposa de visiter aussi. C’était un avocat à la retraite. Il avait travaillé avec les Français, il n’était pas mouillé avec le régime, ça se savait. Il n’avait pas de convictions particulières, voire pas de convictions du tout, on disait.

A la nuit, Damas était douce, j’entrais.

La sortie serait risquée, mais c’était un moment de paix après la traque : le voyait-elle sur mon visage, j’avais peur.

Elle avait vendu son camion, on le savait. On ne savait rien d’autre, mais nous étions-nous posés d’autres questions ?

Le vieux possédait l’un des seuls jardins du souk, isolé du reste de la ville par une porte petite mais lourde que tout Damas connaissait.

L’étrangère était déjà assise sur un banc de pierre, me tournait le dos, regardait autour, les oiseaux, les oisillons devrais-je dire, les orangers, les olives qu’elle piochait comme une mouette. L’étrangère avait fait une longue route, ça se devinait à sa façon de vouloir goûter à la sérénité de la nuit damascène simplement en regardant, en respirant, en sentant le frais qui tombait dès que le soleil était derrière le Qassioun, et que la Rue Droite scintillait de quelques lampes à pétrole, d’une guirlande, des étincelles de la forge voisine.

De dos, ses cheveux très noirs auraient fait penser à une Syrienne blasphématoire qui aurait jeté son voile. Ses vêtements avaient le vert de l’olive, sa senteur aussi peut-être. J’avais croisé son visage, olive aussi. L’étrangère était une olive que Damas accueillait en bruissant. Tant que la ville vibrerait des prières, des appels du Muezzin, et du bruit doux de la foule, j’étais protégé. Je savais que, dès que la nuit obligerait les habitants au silence, dès que j’entendrais les voitures crisser vite, la peur me reprendrait avec la traque. J’avais passé la nuit dans les hautes herbes du Barada, des maraîchers m’avaient nourri contre de l’aide à charger leur âne.

On avait brûlé le corps de Simi hier, dans une banlieue de hauts blocs où il n’avait jamais voulu vivre. Sa préciosité s’accommodait plus du sable, du soleil couchant tiède, poussière dans la poussière, toujours digne, doux, féminin sans doute.

Il incarnait la discrétion dans ce pays qui nous rejetait tout en nous arrêtant.

Simi était guide jusqu’à ce que la maladie ne l’enlève aux norias de Hama, au Krak des Chevaliers, au souffle puissant de Palmyre.

Ici, on ne rend pas le corps à la terre, on le vaporise, et tous les lieux qu’il avait aimés le recevaient. On prie, ensemble, seul, caché, accroupi, toujours inquiet.

L’étrangère échangeait avec le vieux sur le banc blanc, j’étais debout sur une jambe, flamand abrité prenant un temps mort. J’étais né syrien, Druze cependant, mes parents retournaient la terre du djebel non loin de Souweyda sans savoir ma tare.

La police secrète la connaissait, tout le pays aussi je croyais, qui rangeait l’homosexualité dans la catégorie maladie mentale, incurable. Les maristans d’Alep, où l’on enchaînait les fous à la pierre, quelques siècles plus tôt, m’auraient-ils réservé un meilleur sort?

Ici, on tuait les pédés.

Quand ils ne mourraient pas tout seuls. Et pourtant Simi n’était pas que pédé, il eût été bien idiot de ne pas profiter de l’attirance que son corps brun brillant provoquait sur ses clientes. J’étais persuadé, je ne saurais jamais pourquoi, qu’il avait attrapé la maladie avec une femme, et en dehors de Damas. Damas qui continuait à bruire, plus doucement maintenant que le soleil s’était isolé, que la première étoile rendait le verdict de la nuit, que la prière approchait.

Je me tournais vers le sud-est, je connaissais mes repères, ma boussole ne me servait jamais dans la capitale. Je me préparais lentement, sans habitude voulue, comme si à chaque fois je donnais et demandais quelque chose de nouveau. La paix, peut-être. Justement, l’étrangère parlait du Golan, j’entendais.

Je priais debout, seul, sans appel du minaret, avant l’heure. Je priais pour Simi, et pour ma liberté aussi. Et l’idée m’est venue de prier pour que l’étrangère réussisse dans son projet, et que le vieux vive vieux. Sans cela, que demander à Allah ? J’avais de moins en moins d’amis, la mort rôdait, les traques m’épuisaient.

De là-haut, dans son coffre-fort de béton perché sur une colline environnant Damas, le Président veillait sur tout, y compris les mœurs de ses sujets. Par quelle habileté démoniaque des gens comme moi pouvaient-ils exister ? Même les regards complices de rue, les yeux noirs dans les yeux noirs, annonçant des corps qui voulaient s’entendre dans l’interdit, les amours éphémères, les retrouvailles en prison, tout cela n’existait officiellement pas en Syrie. Rangé, ils auraient utilisé mes talents de peintre à reproduire les grandes effigies de Bachar el Assad qui se rappelait partout dans le pays.

D’un signe cordial, le vieux m’invita :

– Vous vous cachez ? Israël ?

– Non, c’est autre chose.

– Je vois.

– Bonsoir.

– Bonsoir. Française ?

Elle ne répondit pas. L’arabe qu’elle parlait fort bien la protégeait de converser sur ses origines, son voyage, son camion. Je me dis qu’elle était femme du présent, uniquement du présent.

La nuit damascène s’éveillait, la foule marchait vers les Omeyyades, les minarets, les croissants rouges illuminaient un ciel bleu sombre. J’aurais, à cette heure, dû me mêler à la population. Je restais, la brune m’y invitait. Le vieux souriait.

Le mot qui était sorti de ses lèvres était rarement prononcé en Arabe syrien, mais plutôt dans la bouche des tchik-tchik d’Alger, cette jeunesse dorée et brutale au patois occidental, alors elle le répéta en Français :

– Conne. Je suis une conne. Vous comprenez ?

Nous avons continué en Français, pour le vieux c’était agréable à l’oreille, et dans sa bouche aussi.

Elle aurait bien pleuré, là, devant nous.

– Je suis une conne. Une enfant gâtée. J’ai fait quelque chose que je ne suis pas capable de continuer. La peur me gagne, poulpe autour de mon corps, et paralyse mon cœur.

Quand elle parlait, elle regardait le ciel qui noircissait en picorant des olives. Les étoiles se levaient, les olives filaient. C’était bon signe, la fille olive aimait les olives. Si on aime les olives, on peut être olive. Si on aime les hommes, on n’est pas homme, en Syrie. Et ailleurs aussi, pardi! J’avais un peu voyagé.

Détendue par l’aliment ferme, huileux et parfumé, la fille olive se leva, contourna le banc, et nous conta son histoire sans ambages, face à nous, comme le professeur de géographie parle des océans, pointant ci et là son doigt sur une carte imaginaire.

– Je viens d’intégrer une administration française. Le premier jour, j’ai vu une affichette proposant de conduire des camions pour la Moldavie, cadeaux qu’on leur faisait des véhicules trop vieux pour nous.

Elle dit Paris, Strasbourg, Ulm, il y avait eu une guerre, Munich, Salzbourg, Vienne, Budapest. Elle raconte Belgrade, il y avait eu une guerre, Srbenica, il y avait eu une guerre, les Portes de Fer, Timisoara, il y avait eu une guerre, Chisinau.

A la frontière, il manquait un papier, le camion-cadeau les autorités ne pouvaient accepter.

Par tirage, l’enfant sage qui croyait au voyage avant de rentrer dans la triste vie bornée de la sécurité, la fille olive, gagna le droit de rebrousser le chemin moldave et de rapporter le camion d’où il venait.

Elle eut une brillante idée, elle qui n’avait jamais franchi l’empire ottoman, de prolonger par une traversée en solitaire de la Turquie. Un coup de fil à un copain médecin, un arrêt de travail bienvenu, et la voilà partie seule vers l’inconnu au volant de son camion.

Elle dit les longues nuits étoilées de la côte turque, elle dit les enfants noirauds de soleil, elle dit la couleur de l’eau, et la pierre aussi. Elle dit les hommes, la liberté, la curiosité. Elle ne dit pas le temps. Elle dit la souplesse, le sourire et la bienveillance.

Puis elle dit la lumière, en attendant à la frontière. Elle dit Alep, un avocat libanais, elle dit le Golan, il y avait eu une guerre, elle ne dit pas la Bekaa. Elle dit Lattaquié, un couperet dans sa vie, elle ne comprenait pas pourquoi elle n’arrivait pas à quitter ce port. Elle dit Tartous, elle dit la petite île déserte, ses carnets, les pêcheurs. Elle dit Damas, et le prix qu’elle obtint de son camion.

Elle dit s’installer ici, ce devait être possible, il fallait voir la vie, il fallait voir le vieux. Elle vit le vieux. Elle savait, oui, que je la suivais. Le vieux nous convia à dîner. Elle prit une olive.

La maison du vieux s’honorait des meilleurs mezzés du souk. Ce n’était pas l’inutile abondance des riches, mais la variété et la noblesse des épices. Et tout autour, dans des jarres, les olives. La fille olive souriait, mais son front se durcissait parfois. Elle avait le ventre serré, ça se voyait. Moi aussi, et peut-être par ricochet le vieux aussi. 

Pour moi on se doutait, ce n’était pas le peine d’exposer. Le vieux savait pour Simi. Il dit à la fille olive un être fou fougueux comme un jeune alezan. Il dit la beauté de la tête, les yeux noirs qu’il noircissait à les exagérer. La fille olive prit une olive, la respira, hocha la tête, dit qu’elle était Sirina. Je suis Nabbeh.

Le vieux nous offrit trois jours et trois nuits d’hospitalité, chambres séparées, moucharabiehs, et nous invita à méditer. Avec le calme, Allah, les olives, la solution nous viendrait. La fille olive protesta, mais le vieux lui dit que sa vie était une protestation permanente, non ?

L’étrangère me resta étrangère. Je priais pour Simi. Le vieux s’habillait de blanc, et arborait un sabre au flanc. On mangeait. Les forces me revenaient. Sirina se détendait, réfléchissait en plissant son front, lisait, priait peu, ou alors avec des manières que je ne connaissais pas.

A l’aube du quatrième jour, le vieux revint avec le camion. Il était doux dans ses propos :

– Il vaut mieux le rendre, il ne t’appartient, pas Sirina. Tu dois rendre l’argent ou rapporter le camion d’où il vient. Et comme j’ai deviné ce que ta raison allait te faire choisir, j’ai demandé à notre ami Wallid le menuisier d’aménager une petite cache. Il n’est pas mouchard, j’en réponds comme de moi-même. Nabbeh pourra s’y installer le temps d’atteindre Lattaquié. De là, j’ai des actions dans la compagnie, on m’a fait un prix, un bateau vous mènera à Marseille. C’est là que prend fin mon entregent. Par Allah le tout puissant et très miséricordieux.

Il disait, il n’y avait à discuter, la solution nous libérait.

Elle dit qu’elle n’était pas assez mûre encore pour l’Orient, qu’elle ne comprenait pas tout, et prit une olive.

Je dis qu’il me fallait abandonner ma famille, mon pays, c’était triste. J’étais triste. Je pris une olive. A quand ?

A Lattaquié, pour patienter, elle nous installa chez des amis qui lui avaient laissé la clé. C’était une tour en construction dans la banlieue est, rien n’était fini, des fils se baladaient, mais quelques familles déjà l’habitaient, une histoire de taxes.

Sur le balcon en béton, nous dominions la baie, elle m’a appris des chansons de Françaises. Je connaissais Joe Dassin. J’appris Marie Laurencin.

Sur le bateau j’ai été malade tout le temps. Je n’avais jamais pris le bateau, ça tanguait, ça ondulait. Je pensais à Simi, je priais. J’ai essayé de commencer un journal, mais je n’ai pas poursuivi.

Le dernier jour, ça allait mieux, mais j’avais froid.

Sirina m’a réchauffé, malgré sa minceur et son petit nez. J’étais bizarre, et le drap sentait le parfum de Simi. Mais ses yeux me souriaient, et son cœur aussi.

A Marseille, elle m’a mis dans un train qui allait très vite. Elle ne pouvait pas me garder, elle avait une vie. Et il fallait que je commence ma deuxième.

A Paris, l’Occident commençait. Et avec lui la perspective, pour un réfugié, de vivre dans un ghetto, comme le noyau dans l’olive.

Trois mois après, la guerre faisait rage en Syrie.